Chapitre XXXI

Lien Rag finit par découvrir que la petite ligne qui partait d’Amertume Station vers le sud et ne conduisait nulle part, sauf vers la station de pêche des Bermann Veriano, ce réseau secondaire, n’appartenait à personne. Dans les transactions il avait été complètement oublié, semblait-il, et dès lors il décida de déposer une demande d’entrée en possession ainsi que les annexes des Accords de NY Station l’y autorisaient.

Tout réseau ainsi délaissé depuis plus de quarante ans appartenait à son inventeur, une fois écoulé un délai de trois ans après qu’il eut émis son désir de le faire sien.

Au service des Concessions, on marqua quelque surprise lorsqu’il demanda les imprimés nécessaires et il fut prié de repasser le lendemain. Cette fois un haut personnage le reçut très aimablement.

— Nous avons fait une première exploration et il s’avère qu’effectivement ce réseau, qui a comme appellation officielle le petit 120° sud numéro 34, n’a jamais été terminé. Il devait atteindre l’Antarctique mais d’autres voies plus importantes et plus rapides ont été construites entre-temps. Il fait trois mille kilomètres environ et ne conduit nulle part. On n’y trouve rien, à part une légendaire station de pêche à jamais disparue.

— Elle en ferait étroitement partie ?

— Si vous devenez propriétaire du 120° vous recevrez aussi la station de pêche.

Lien Rag se demandait si les C.C.P. avaient décidé d’occuper la station en question. Ils avaient tellement la hantise de la banquise qu’ils s’abstiendraient.

— Mais il y a un problème. La Concession, elle, a été attribuée au sud à la Panaméricaine, au nord à la compagnie qui devait devenir l’actuelle Mikado. C’est le 60° parallèle sud qui sépare les deux Concessions. Mais jamais la ligne n’a été attribuée. Les contrats pourtant précis n’en font pas mention et si je n’avais vérifié ailleurs je vous soupçonnerais d’avoir imaginé une ligne fictive.

Lien Rag souriait. Il préférait ne pas dire qu’il avait séjourné, dans les pires conditions, sur cette petite 120° sud numéro 34. Qu’il avait failli y mourir, avait visité la station de pêche, mangeant même un poisson péché depuis plus de cinquante ans.

— Je pense que je vais demander aux Tarphys de faire des recherches dans leurs archives, dit ce haut personnage.

— Qui sont ces Tarphys ? demanda innocemment Lien Rag.

L’autre le regarda avec un début de compassion, comme s’il ne savait pas ce qu’il disait.

— C’est une famille qui depuis très longtemps représente les intérêts panaméricains dans la Fédération. Des gens très bien, très efficaces. Sans eux, la Fédération ne connaîtrait pas son expansion et son dynamisme actuels.

— Je vois, dit Lien Rag.

— Le père a signé les cessions de contrats pour la Panaméricaine en 2298. C’est alors que la petite ligne en question a dû être oubliée. Elle est si peu importante, ne conduit nulle part, doit même disparaître sous la glace. Et pour l’atteindre il faut obligatoirement passer par Amertume Station. Vous vous rendez compte ? Jamais vous ne pourrez en prendre possession.

— Je voudrais quand même essayer, dit Lien Rag.

Le haut fonctionnaire soupira et commença à rédiger un texte :

— Je m’adresse aux Tarphys et je vous tiens au courant. Je pense que d’ici une semaine…

— Je suis assez pressé, dit Lien Rag.

— Je vais faire le maximum.

Dans le train diplomatique, Yeuse s’énervait de plus en plus et désirait rejoindre le Kid au plus vite.

— Eh bien allez-y, dit Lien Rag. J’attendrai ici dans un hôtel le résultat de mes recherches.

— Est-ce l’argent qui te tente ? fit Yeuse toujours agressive dans ces cas-là. Cent quarante mille dollars sont toujours bons à prendre, n’est-ce pas ?

— Si je peux en disposer, pourquoi pas, mais tu sais bien que ce n’est pas mon seul but.

— Nous pourrions aller voir le Kid, fit Leouan conciliante, et vous nous retrouveriez plus tard dans la Compagnie de la Banquise.

— C’est exactement ce que je propose.

Il s’apprêtait à attendre au moins une demi-semaine la convocation du haut fonctionnaire, mais ce fut la Société Tarphys qui le pria instamment de passer dans leurs bureaux le plus rapidement possible.

— Ça marche, fit-il ravi.

— N’est-ce pas dangereux ? s’inquiéta Yeuse. Nous ferions bien de retarder notre départ d’un jour.

— Je suis de cet avis, dit Leouan. Mon cher Lien, tu as dû tirer la queue d’un loup sans t’en rendre compte et maintenant il cherche à te mordre.

Le même jour, Lien Rag se présenta à l’entrée de la ville que constituaient les installations Tarphys. Une draisine le conduisit dans le centre, là où des wagons à quatre étages d’un luxe inouï servaient de bureaux à la société.

Sur-le-champ il fut introduit dans un bureau où se trouvaient trois hommes et une femme qui se ressemblaient tous. Le plus âgé devait avoir quarante ans, la femme, la plus jeune, trente environ. C’étaient les quatre frères et sœur Tarphys qui dirigeaient la société de courtage et d’échanges commerciaux.

L’aîné seul était assis, les autres se tenaient en retrait.

— Vous désirez prendre possession de la ligne numéro 120 sud 34. Avec étonnement nous avons découvert son existence sur la Concession autrefois cédée par l’entremise de notre père.

— Il y a bon nombre de lignes oubliées, fit Lien conciliant.

— Vous êtes spécialisé dans la récupération de ces petits réseaux inconnus, monsieur Lien ?

— Pas spécialement.

— Depuis plusieurs jours vous cherchez un peu partout et vous vous intéressez à notre société. Nous savons qui vous êtes. Glaciologue, ancien collaborateur de Lady Diana pour la construction du grand tunnel Nord-Sud. Vous étiez le deuxième personnage de la Compagnie, vous excitiez toutes les envies, toutes les jalousies. Brusquement vous rompez avec la Compagnie et vous vous dressez même contre sa direction. Et maintenant vous en êtes réduit à vous accaparer les réseaux oubliés ou perdus ?

— Vous êtes bien renseignés sur moi, dit Lien Rag toujours calme. Je travaille pour le P.D.G. de la Cie de la Banquise et j’ai pensé que cette ligne pourrait lui être utile.

— C’est tout ce que vous trouvez pour lui apporter de l’aide dans ces moments difficiles ?

— Il ne se débrouille pas si mal.

La fille intervint. Très brune, les cheveux formant un casque, le nez un peu épaté, la bouche épaisse, le regard froid, elle ne se distinguait pas beaucoup de ses frères.

— Vous connaissez cette ligne, avez-vous roulé jusqu’à son terminus en cul-de-sac ?

— Vous oubliez qu’il faut passer par Amertume Station pour ce faire, répondit-il.

— Nous vous rachetons le droit d’entrée en possession, dit soudain l’aîné. Fixez votre prix. Nous aussi aimerions avoir cette ligne en prévision de l’avenir.

Lien Rag apprenait beaucoup grâce à cette visite. Les héritiers Tarphys savaient que la ligne avait été le théâtre d’une tragédie où leur père s’était compromis. Ce dernier avait dû leur recommander la prudence à ce sujet. Tant que personne n’avait réclamé la propriété de la petite 120 sud numéro 34 ils n’avaient pas bronché mais désormais ils étaient capables du pire.

— Fixez un chiffre, répéta l’aîné.

Il secoua la tête.

— Je n’en fais pas une question d’intérêt personnel. Je me considère comme chargé de mission par le Kid. Cette ligne peut être prolongée vers le sud, permettre d’installer des colons.

— La banquise y est trop épaisse, dit l’un des frères.

— Permettez-moi de me fier à ma propre science, dit Lien. Il y a des zones de moins grande épaisseur très exploitables. On peut créer un trou à phoques, récolter des algues ou des krills. Ou du poisson. Du maquereau par exemple. Il abonde dans ce coin.

Ils le regardèrent. Figés, sinistres avec leurs vêtements sombres.

— On a dit que les C.C.P. vous avaient liquidé. Vous reparaissez en pleine forme. Ne seriez-vous pas plutôt à leur service ? Cette ligne les intéresserait donc ?

— Si c’était le cas, ils se l’approprieraient sans chercher à légaliser l’affaire.

— Vous avez roulé sur cette ligne, dit l’aîné. Vous y avez découvert quelque chose qui vous a conduit ici. Nous savons que vous avez fait autopsier un chat mort depuis des dizaines d’années, que vous avez posé des questions aux services des comptes anciens de la Federal Bank. Vous n’avez cessé de vous intéresser au nom de Tarphys. Ici nous savons tout, tout de suite.

Lien Rag inclina la tête. Il réalisait le danger qu’il courait. Ces gens-là étaient puissants, intouchables.

— Les Bermann Veriano ont été liquidés, tous, dans leur sommeil à coups de grenades à gaz cyanogène, utilisé jadis pour détruire les rats dans les wagons. J’ai retrouvé le journal de bord de cette famille. Le premier mars 2298 ils étaient tous vivants et recevaient un invité. Le lendemain ils ne se réveillaient pas.

Il y eut un silence.

— Vous ne demandez pas quel invité. En fait il s’agissait d’un acheteur de poisson. Un certain Tarphys, votre père à tous. Je suis venu tous demander la raison de ce crime collectif.

Il attendit tranquillement la réponse. Elle fut très longue à venir :

— Les Bermann Veriano devenaient un danger pour l’humanité.

— Ils étaient porteurs d’une maladie épidémique foudroyante ?

— Quelque chose dans ce goût-là. Ils commençaient à répandre l’idée que des hommes vivaient au-delà de ce ciel croûteux qui est le nôtre. Des hommes partis de cette planète pour en conquérir d’autres. Des hommes qui finiraient bien par revenir. Les Bermann portaient un culte à leur ancêtre légendaire et ce culte risquait de se répandre. Ils se préparaient à partir comme des missionnaires dans le monde entier. Ce n’était pas tolérable.

Lien Rag se souvint que celui qui parlait, l’aîné, était surnommé le Rick.

— Pas tolérable pour qui ?

— Les Compagnies. Les Hommes du Chaud ne pouvaient compter que sur leur travail. Toute rêverie sur le retour de cosmonautes avec des techniques nouvelles, dépassant l’imagination, pouvait amener la ruine des Compagnies. C’était inacceptable.

Lien Rag commençait à deviner certaines choses. Pourquoi le culte du cosmonaute après deux cent cinquante ans ? Pourquoi pas avant ?

— Est-ce que les Bermann Veriano avaient une raison d’espérer le retour prochain de ces voyageurs de l’espace ?

À leur manque de réaction il sut qu’il visait à peu près juste.

— Auraient-ils reçu des messages par exemple ?

Il n’avait aperçu aucun équipement spécial dans la station de pêche, mais parmi le nombreux matériel pouvait se cacher un émetteur-récepteur extraordinaire. Mais les strates n’empêchaient-elles pas toute communication avec le reste du système solaire ?

— Oubliez cette histoire, Lien Rag. Elle ne vous rapportera que de graves ennuis.

Il comprenait qu’il n’était plus en sécurité dans cette ville.

— Je vais réfléchir, dit-il. Pour deux cent mille dollars je vous céderai mon droit d’entrée en possession.

Ils ne répondaient même pas. Ils ne pouvaient pas le descendre dans ce bureau mais ils essayeraient de le faire.

Ils devaient tous quitter cette Compagnie le jour même.

 

Les Brûleurs de banquise
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